Au Sénégal, le bras de fer des numéros deux 🇸🇳
Après une campagne mouvementée de seulement deux semaines, sept millions d'électeurs élisent aujourd'hui leur président.
Bonjour à toutes et à tous,
C’est une élection à l’issue très imprévisible qui se tient ce dimanche au Sénégal. L’ère Macky Sall, le président sortant au pouvoir depuis 2012, est sur le point de se terminer. Mais qui écrira le nouveau chapitre ? Son premier ministre, candidat de la continuité, sera-t-il plébisicité par les électeurs ?
Considéré comme un des pays les plus stables du continent africain, le Sénégal a vécu ces dernières semaines un séisme politique, avec l’annulation, puis le report du scrutin présidentiel, très attendu par les citoyens. La participation s’annonce importante et le vote devrait avoir lieu dans le calme, sans irrégularité.
Le mandat de Macky Sall a aussi été marqué par de nombreuses condamnations à des peines d’inéligibilité à l’encontre de ses adversaires politiques. Le célèbre opposant Ousmane Sonko n’a pas pu être candidat et a laissé la place à son bras droit.
Lequel des numéros deux sera élu président pour les cinq prochaines années ? L’opposition à Macky Sall parviendra-t-elle à remporter la mise ?
PANORAMA
Petit pays de 196 700 km² (2.8 fois plus petit que la France), le Sénégal compte 18 millions d’habitants, dont l’âge moyen est de 19 ans.
Son économie repose sur l’agriculture et la pêche, deux secteurs vulnérables au changement climatique, et l’exploitation de pétrole et de phosphate, une roche souvent utilisée comme engrais.
LE CONTEXTE
Bilan contrasté. Élu en 2012 et réélu en 2019, le président Macky Sall laisse derrière lui une économie en demi-teinte, portée par les investissements étrangers et de grands travaux d’infrastructures, comme le TER Dakar-AIBD, qui relie la capitale à sa banlieue. Le FMI prévoit en 2024 une forte croissance, à 8.4%.
Mais cette vitalité économique n’a pas profité à la population, surtout dans les zones rurales. Depuis 2012, le taux de chômage est passé de 13% à 20%, et encore plus chez les jeunes, qui sont nombreux à partir tenter leur chance en Europe.
Près de quatre Sénégalais sur dix vivent sous le seuil de pauvreté, même si le chiffre est en léger recul, et le pays a dégringolé à la 170ᵉ place du classement mondial suivant l’indice de développement humain (IDH). Sa dette publique, elle, a dépassé le dangereux seuil de 70% du PIB.
Report d’élection. Il est aussi souvent reproché à Macky Sall d’avoir opéré un virage autoritaire dans ce pays où toutes les passations de pouvoir depuis 1960 se sont faites pacifiquement. Beaucoup d’opposants au président sénégalais ont été poursuivis en justice pour des faits politico-financiers ou d’obscurs chefs d’accusation, comme “corruption de la jeunesse”, et condamnés à des peines d’inéligibilité les empêchant de se présenter à l’élection présidentielle.
Après avoir laissé entendre qu’il pourrait être candidat à un troisième mandat, alors que la constitution le limite à deux, de grandes manifestations ont éclaté à travers le pays l’année dernière. Macky Sall a donc déclaré qu’il ne se représenterait pas, mais en février 2024, coup de tonnerre : il annonce le report du scrutin, qui devait se tenir le 25 février, à une date indéterminée. Pour ses opposants, c’est une manière illégale de se maintenir au pouvoir et de nouvelles manifestations demandent le rétablissement de l’élection.
Quelques jours plus tard, le Conseil constitutionnel juge illégal cette annulation et demande à Macky Sall de fixer le scrutin avant la fin de son mandat, début avril. La date du 24 mars est arrêtée et une grande loi d’amnistie pour les manifestants condamnés de 2023 est par ailleurs adoptée par le Parlement. Elle permet notamment la libération de l’opposant n°1 de Macky Sall, Ousmane Sonko, en prison depuis plusieurs mois mais disqualifié pour l’élection de 2024.
La campagne ne dure alors que deux semaines et a lieu en plein ramadan, fait inédit dans ce pays à 94% musulman.
LES CANDIDATS
Preuve de dynamisme démocratique autant que de fracturation politique, dix-sept candidats se disputent la présidence, dont trois anciens premiers ministres. Même s’il n’existe aucun sondage fiable, seuls quatre prétendants ont vraiment une chance d’être élu.
🔵 Amadou Ba, le dauphin. C’est le candidat de Macky Sall. Premier ministre depuis 2022, il a quitté ses fonctions début mars pour se concentrer sur l’élection, dont il est l’un des deux grands favoris. Fort de ses expériences de ministre de l’Économie puis des Affaires étrangères, il joue la carte de l’homme d’État expérimenté, qui poursuivra les grands chantiers d’infrastructures de Macky Sall et mènera le Sénégal sur la route du développement.
Mais Amadou Ba, 62 ans, fait face à plusieurs difficultés : une jeunesse en colère, un manque de popularité auprès de la population rurale, qui accuse le gouvernement de ne concentrer les investissements qu’à Dakar, et surtout les manœuvres politiques de Macky Sall autour de la date d’élection, qui pourraient susciter le rejet des électeurs.
🔴 Bassirou Diomaye Faye, le plan B. C’est le candidat d’Ousmane Sonko, le plus populaire des opposants à Macky Sall, condamné à de l’inéligibilité. Ancien inspecteur des impôts, méconnu du grand public, Bassirou Diomaye Faye était, lui aussi, incarcéré depuis avril 2023 pour avoir critiqué les magistrats qui ont condamné son mentor. Libéré le 15 mars dernier, il y a dix jours à peine, il est aujourd’hui le favori du scrutin. Il propose de renforcer les pouvoirs du premier ministre, réduire ceux du président et renforcer l’indépendance de la justice pour éviter les dérives autoritaires.
“Diomaye c’est Sonko, Sonko c’est Diomaye”, voici leur slogan de campagne. Le but est clair : compenser le manque de notoriété de Diomaye en l’associant le plus possible à Sonko. Ce dernier représente un grand espoir pour la jeunesse sénégalaise et les classes populaires. Mais Diomaye doit prouver qu’il n’est pas qu’un second couteau, et qu’il a la stature nécessaire pour devenir président.
Focus : qui est Ousmane Sonko ? Inspecteur des impôts, syndicaliste, il devient célèbre en mettant en cause Macky Sall pour des irrégularités fiscales. Il se lance alors en politique et est élu député. Troisième homme de l’élection présidentielle de 2019, il devient le principal adversaire de Macky Sall.
En février 2021, il est accusé de viol par une employée d’un salon de massage, ce qu’il qualifie de complot politique. De grandes manifestations appellent à sa libération. Finalement acquitté, il est malgré tout condamné et emprisonné pour “corruption de la jeunesse” et sa candidature pour le scrutin de 2024 est écartée.
🟠 Idrissa Seck, le serial candidat. Premier ministre de 2002 à 2004, il s’est ensuite présenté aux élections présidentielles de 2007, 2012 et 2019, où il est arrivé en deuxième position. Très expérimenté, son capital politique est néanmoins entaché par son soutien à Macky Sall, dont il s’est ensuite éloigné. Il dit vouloir faire du Sénégal une grande démocratie en renforçant les institutions et l’autorité de l’État.
Toujours populaire dans la région de Thiès, dont il a été maire pendant douze ans, Idrissa Seck, 64 ans, espère enfin remporter la victoire, mais pourrait devoir se contenter de la troisième marche du podium.
🔴 Khalifa Sall, le sage. Maire de Dakar de 2009 à 2018, il a été révoqué de ses fonctions après sa condamnation pour détournement de fonds publics. Il aurait utilisé de l’argent de la mairie pour ses opérations politiques personnelles, une accusation qu’il a toujours niée. Gracié par Macky Sall après deux ans de prison, il se présente aujourd’hui comme la voix de la réconciliation et de la sagesse.
Engagé au Parti socialiste depuis ses 12 ans, Khalifa Sall, 68 ans (et sans lien de parenté avec Macky Sall) compte sur son ancrage dans la région de Dakar, très peuplée, et met en avant le développement humain, notamment l’éducation, la santé et le logement.
Parmi les autres candidats : Boubacar Camara, un riche industriel ; Mahammed Dionne, l’autre ancien premier ministre de Macky Sall (2014-2019) ; et Anta Babacar Ngom, la seule femme candidate (son portrait ici).
À noter : Karim Wade, le fils de l’ex-président Abdoulaye Wade (2000-2012), ne peut pas se présenter à l’élection. Ministre sous le mandat de son père, il est ensuite incarcéré pour enrichissement illicite, puis gracié et s’exile au Qatar. Même si ses candidatures présidentielles en 2019 et 2024 ont été invalidées car il aurait aussi la nationalité française, il conserve une certaine influence auprès de l’opinion publique sénégalaise et a apporté son soutien à Bassirou Diomaye Faye.
LES GAME CHANGERS
Deux sujets sont décisifs dans ce scrutin.
Dérive autoritaire. Les électeurs pourraient vouloir tourner la page de la présidence de Macky Sall, avec ses nombreuses poursuites judiciaires contre les opposants politiques et les récentes manipulations pour reporter ou annuler l’élection, qui ont profondément inquiété les Sénégalais.
Ce désir d’alternance peut profiter à Bassirou Diomaye Faye, qui a fait de la question démocratique son cheval de bataille et bénéficie de l’aura et de la popularité d’Ousmane Sonko, opposant parmi les opposants.
Pouvoir d’achat. Comme dans presque toutes les élections à travers le monde, les électeurs votent avec leur portefeuille et pourraient sanctionner la coalition présidentielle, représentée par Amadou Ba, pour la hausse du coût de la vie. L’inflation avait atteint 9.7% en 2022 et de plus en plus de gens ont du mal à boucler leurs fins de mois.
L’explosion du prix des loyers suscite en particulier le mécontentement de la population. Macky Sall, qui s’était engagé à construire 15 000 logements sociaux, n’est pas parvenu à tenir sa promesse, notamment à cause du coût élevé des matériaux de construction, souvent importés.
À la campagne, les travailleurs sont nombreux à partir pour Dakar, mais même cet exode rural est insuffisant, d’où l’émigration de dizaines de milliers de jeunes diplômés vers l’Europe. Une fuite des cerveaux qui freine également le développement économique du Sénégal.
POUR NOUS ÇA VEUT DIRE BEAUCOUP
🇫🇷 France-Sénégal. La France est le premier investisseur et le premier partenaire commercial du Sénégal (devant l’Inde). De nombreuses entreprises françaises y sont implantées et voient d’un bon oeil la modernisation de Dakar, désormais desservi par le TER, des autoroutes ou encore des bus électriques.
Sur le plan politique, le pays de Léopold Sedar Senghor est aujourd’hui un des rares pays africains francophones à plutôt avoir de bonnes relations avec la France et à faire partie de la Cédéao (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest), depuis le retrait du Mali, du Niger et du Burkina Faso, aujourd’hui dirigés par des juntes militaires antifrançaises.
Macky Sall s’est toujours bien entendu avec les chefs d’État français, qu’il s’agisse de François Hollande ou d’Emmanuel Macron. Ce dernier vient même de le nommer président du comité de suivi du Pacte de Paris pour la planète et les peuples, une prestigieuse porte de sortie pour le président sortant.
Ousmane Sonko, quant à lui, a longtemps inquiété la France pour son panafricanisme et son souverainisme. Plaidant pour des relations “plus symétriques”, il avait déclaré en 2021 qu’il était “temps que la France lève son genou de notre cou”. Face à sa forte popularité auprès de la jeunesse, Paris se montre désormais plus ouvert, assure sa neutralité, et la n°2 de la cellule Afrique de l’Élysée a même longuement rencontré Ousmane Sonko l’année dernière.
La campagne présidentielle ayant duré seulement deux semaines, la France n’a pas été très abordée dans les débats et le candidat Bassirou Diomaye Faye s’est peu exprimé sur ce sujet. Il y a quelques mois, il avait expliqué : “Nous ne sommes pas contre la France mais pour le Sénégal. Dire “Je me préfère” ne signifie pas “Je te déteste”. Ce que nous voulons, c’est un partenariat gagnant-gagnant.” S’il remporte l’élection présidentielle, les relations politiques et commerciales franco-sénégalaises pourraient donc évoluer.
🌳 Changement climatique. Les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté ces dernières années au Sénégal avec la croissance économique, même si elles restent bien sûr très faibles comparées à celles des pays occidentaux ou des géants asiatiques.
L’essentiel de ces émissions vient de l’utilisation des énergies fossiles, comme le gaz et le pétrole. Surtout, cette année devrait débuter l’exploitation de trois gisements découverts au large de Dakar en 2014, avec pour objectif de produire 100 000 barils de pétrole par jour et 2.5 millions de tonnes de gaz par an.
D’un côté, c’est une belle opportunité économique pour le Sénégal, qui pourrait lui rapporter plusieurs dizaines de milliards de dollars à investir pour combattre la pauvreté. Mais ce projet menace l’environnement : les gisements en question se situent dans des zones marines sensibles, notamment un grand récif d’eau froide peuplé d’une biodiversité marine diverse et vulnérable. Leur exploitation mettrait aussi en danger la pêche, dont les Sénégalais dépendent pour se nourrir. Verra-t-elle le jour malgré tout ? En tout cas, ce dilemme entre développement économique et protection de la planète est aujourd’hui central pour les pays du Sud global.
POUR ALLER PLUS LOIN
Un portrait de France Info : Qui est Ousmane Sonko, l'opposant au cœur du scrutin sans être candidat ?
Un reportage de Libération : “Les Sénégalais ne votent plus suivant les fiefs ou les consignes, ils décident par eux-mêmes”
“Une leçon de géopolitique” sur Arte : Sénégal, le temps des crises
Merci d’avoir lu Jour de vote.
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À la prochaine !
Aurélien Tillier